63: Le prince lugubre

Publié le par LeMol

Le prince lugubre (fabliau rustique n°17)

 

C’est encore une histoire de prince. Mais c’est une pauvre histoire, avec une fin minable. Commençons par le décor : un royaume arriéré, perdu au coeur d’une immense forêt qui le tient à l’écart des autres pays et où ne pénètre jamais la moindre nouveauté tant les chemins d’accès sont impraticables et incertains. Quelques villages monotones, une bourgade aux rues fades faisant office de capitale, avec au centre, un gros palais à l’architecture répétitive et déprimante : le palais du roi. La dynastie règne depuis plusieurs centaines d’années sur le pays, mais de la première année de ce règne jusqu’à ce jour, il ne s’est rien passé de remarquable. La simple succession ordinaire des monarques, celle des générations de sujets. Les vies puis les morts. On pourrait y trouver une caution favorable, la sagesse d’une politique rassurante et tranquille, mais c’est le sentiment de l’ennui qui s’est mis à régner et imprégner la mentalité des habitants. Le peuple se morfond dans une torpeur ancestrale qui finit même par perdre sa propre conscience, tant fait défaut le moindre repère de comparaison. Dans le royaume, on s’ennuie par tradition. C’est presque devenu un art de vivre. Les gens  s’habillent de couleurs fades, engagent des conversations banales où il n’est jamais question que du climat, des maladies, du prix des aliments ou des médicaments. Il existe bien quelques histoires drôles, des plaisanteries rabâchées qui circulent, les mêmes qu’on se répète depuis des siècles avec un respect scrupuleux jusqu’aux modulations de la phrase, chaque tentative pour modifier le ton prenant le risque de tomber à plat. En plus, tout le monde les connaît, jusqu’aux petits enfants. On rit un peu, par habitude. Même les rares frasques des notables ne parviennent pas à provoquer des commentaires susceptibles de motiver une agitation.

Mais parmi tous les gens qui peuplent ce royaume, celui qui s’ennuie avec le plus d’ostentation, c’est encore le fils du roi. Celui qu’on nomme « le prince sans rire » promène sa mélancolie à longueur de journée le long des couloirs du palais. On peut voir glisser sa silhouette voûtée le long des hautes fenêtres grises, été comme hiver, du matin au soir, et parfois jusque tard dans la nuit. Le prince marche, les bras croisés dans le dos sous sa cape, sans autre objectif qu’arpenter le palais pour faire passer les jours. Quand il était tout jeune, il lui arrivait encore de sillonner les rues, sans pour autant relever la tête. On l’avait rencontré quelquefois sur les sentiers forestiers, traînant ses souliers dans les épines mortes. Mais depuis des années, il ne quitte plus le palais, rétrécissant toujours sa trajectoire parmi les salles désertes jusqu’à ne plus s’éloigner de la petite enceinte qui cerne ses appartements. On ne le voit plus assister aux rares occasions de fêtes comme le « banquet des souffretteux » que le roi et la reine offrent régulièrement à leurs sujets les plus mal en point. Il ne sort quasiment plus de sa chambre dans laquelle il tourne aujourd’hui en rond, comme en orbite autour d’un tapis de haute lisse représentant un désert avec un squelette.

13/07/2010  17h40

Publié dans Fabliaux rustiques

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